Les parcs ont besoin des peuples par Stephen Corry
‘Les initiatives lancées par Survival International pour faire cohabiter la protection de la nature avec le droit et la participation des peuples autochtones sont les bienvenues. Ce sont des questions de grande importance et ces initiatives méritent d’être soutenues.’ – Noam Chomsky, 2014.
Il y a une vingtaine d’années, une publicité pour une collecte de fonds du WWF posait une question bien étrange : fallait-il envoyer l’armée ou plutôt un anthropologue pour empêcher les peuples autochtones de détruire la forêt amazonienne? Tout aussi bizarrement, le WWF affirmait que les médias étaient “submergés par les appels à sauver les peuples autochtones” et demandait: “Méritent-ils vraiment notre soutien?” La plus grande organisation de défense de la nature au monde prétendait encore que les tribus avaient beaucoup appris du monde extérieur, y compris “la cupidité et la corruption”. La réponse du WWF à ce dilemme apparent ne fut pas, encore heureux, le recours à l’armée mais un appel à dons (le revenu quotidien de l’organisation s’élève aujourd’hui à 2 millions de dollars) auprès de toutes les personnes préoccupées par la question afin de lui permettre de “travailler avec les peuples autochtones au développement des techniques de la protection de la nature”. Ce fut la consternation à Survival International, comme d’ailleurs celle des organisations autochtones auxquelles nous avions transmis la publicité. Que le WWF tienne des peuples autochtones “bernés” pour responsables de la déforestation était déjà grave; qu’il laisse entendre qu’ils auraient manipulé les défenseurs de la nature pour obtenir davantage de subsides était suffisamment ridicule; mais qu’il associe dans une même phrase militaires et défenseurs de l’environnement est un triste rappel des liens historiques équivoques que ces derniers entretiennent avec l’idéologie colonialiste. En réalité, les affirmations du WWF ont sans doute davantage suscité d’interrogations auprès de ses sympathisants que des peuples autochtones. Il y a longtemps que ceux-ci ne font plus de différence entre les organisations environnementales d’une part et les banques de développement, les constructeurs de routes et de barrages et les entreprises d’exploitation forestière de l’autre. Pour eux, ce sont tous des gens de l’extérieur déterminés à spolier leurs terres.
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Ces vingt dernières années, certains groupes de protection de la nature ont au moins fait le ménage dans leur terminologie. Leurs programmes font maintenant allusion aux notions de partenariat avec les communautés autochtones locales et de consultation, et à leur respect apparent pour les normes des Nations-Unies relatives aux droits des peuples autochtones. A n’en pas douter, nombreux sont ceux travaillant dans l’industrie de la protection de la nature qui y croient vraiment et qui se rendent compte que les peuples autochtones sont, en tant que principe général, d’aussi bons défenseurs de l’environnement que d’autres, sinon infiniment meilleurs. Même ceux qui sont d’un avis contraire reconnaissent au moins qu’à s’aliéner les populations locales — qu’elles soient autochtones ou non — on augmente les risques d’opposition et même d’attaque contre les zones protégées. Voilà une des raisons pour lesquelles l’industrie de la protection de la nature souhaite, sur le papier en tout cas, inclure les communautés locales. Mais au-delà des engagements écrits, est-ce que les choses ont vraiment changé ces vingt dernières années? La réponse malheureusement est “presque pas”; dans certains cas, les choses ont même empiré. En Inde par exemple, les réserves de tigres créées sous l’inspiration du WWF ont pendant longtemps expulsé les habitants autochtones de leurs forêts pour faciliter leur ouverture au tourisme. Soudoyés au moyen de quelques roupies, les gens renoncent aux terres qui les ont nourris depuis un nombre incalculable de générations. Trop souvent les promesses ne sont pas tenues et les habitants se retrouvent les poches vides et, pour tout abri, quelques bâches de plastique. Si parfois une incitation financière s’y ajoute, elle est liée à des menaces et à l’intimidation: les habitants s’entendent dire que s’ils ne déguerpissent pas, leurs maisons et leurs récoltes seront détruites et qu’il ne leur restera rien. Lorsqu’ils cèdent enfin à la pression, les défenseurs de la nature appellent cela “réinstallation librement consentie”. Inutile de dire que cela est totalement illégal. Les gens sont souvent surpris d’apprendre qu’on ne manque pas de preuves démontrant que les tigres prospèrent particulièrement bien dans les zones où subsistent des villages autochtones, car les proies dont se nourrissent les tigres apprécient davantage les terrains découverts qu’on y cultive que le milieu forestier. Quand les habitants sont expulsés, les anciennes clairières laissent place à des routes, des hôtels ou des essaims de touristes ébahis. Chez les animaux, des études ont montré que le niveau de stress augmente avec le développement du tourisme. En d’autres termes, si vous voulez des tigres heureux, mieux vaut laisser les peuples autochtones là où ils ont toujours été. Ce sont aussi les meilleurs témoins visuels ou auditifs en cas d’activités de braconnage. Les villageois baiga de la célèbre réserve de Kanha appellent respectueusement les tigres leurs “petits frères”.
Des touristes observent un tigre dans le parc national de Bandhavgarh.
Les gardes travaillant dans les réserves de tigres usent d’intimidation et de violence envers les autochtones qu’ils trouvent sur les terres qui furent pourtant naguère leurs forêts ancestrales. Mais ils ne vont tout de même pas jusqu’à les torturer, contrairement à la pratique des forces de lutte contre le braconnage envers les Pygmées baka du Cameroun. Pour en revenir à la publicité du WWF : oui, les protecteurs de la nature dépêchent des soldats, comme ils l’ont toujours fait. Des groupes paramilitaires gouvernementaux lourdement armés accompagnent des patrouilles d’"éco-gardes" dont l’équipement a été financé par le WWF. Ils tabassent ceux qui, selon eux, ont pénétré dans les zones protégées, alors que ce sont en fait les terres ancestrales des Baka. Des autochtones sont même agressés s’ils sont simplement soupçonnés de connaître ceux qui sont entrés. Et pendant ce temps-là, leurs terres et leur sous-sol sont exploités, entre autres par des partenaires du WWF. Un Baka nous a dit : “Ils nous ont frappés si fort au camp du WWF qu’ils ont failli me tuer.” Le WWF semble incapable de mettre un terme à ces excès. Bien qu’il soit au courant depuis des années, il préfère concentrer ses critiques sur ceux qui les dénoncent. Selon l’organisation, la campagne “absurde” de Survival pour faire connaître ces excès ne ferait qu’aider les “vrais” criminels. Les victimes autochtones sont systématiquement accusées de “braconnage”, un terme qui englobe aujourd’hui toutes les formes de chasse — y compris vivrière — auxquelles s’opposent les défenseurs de l’environnement. Et pourtant cela ne couvre pas toutes les formes de chasse. De nombreuses organisations de protection de la nature, dont le WWF, ne sont pas opposées à la chasse payante au gros gibier. Au contraire, elles en profitent, chuchotant même que c’est là un ingrédient indispensable de la protection de l’environnement. Certains “écologistes” de premier rang font même volontiers le coup de feu. Il n’y a pas longtemps, l’ancien président du WWF Espagne — le roi Juan Carlos — s’est fait photographier au Botswana devant l’éléphant qu’il avait abattu. Le scandale qui s’en est suivi l’a conduit à donner sa démission, mais seulement parce que la photo avait fait l’objet d’une fuite dans la presse. Les rois peuvent chasser des éléphants — qui sont, nous rappelle-t-on, une espèce menacée — mais les Bushmen ne peuvent pas chasser pour se nourrir ne serait-ce qu’une seule des très nombreuses antilopes qui depuis des temps immémoriaux font partie de leur régime alimentaire durable. Si le moindre soupçon pèse sur eux, ils sont battus et torturés comme les Baka. Cela dure depuis des décennies, depuis que le président du Botswana, Ian Khama, a entrepris d’expulser tous les Bushmen de la région du Kalahari central. L’an dernier il a interdit la chasse sur tout le territoire national — sauf pour les safaris payants, cela va sans dire. Encore une action illégale sous couvert de protection de la nature. Défenseur acharné de l’environnement, et membre du conseil d’administration de Conservation International (CI) — excusez du peu —, le général Khama affirme vouloir nettoyer la région pour que la faune sauvage ne soit plus perturbée. Remarque plutôt surprenante quand on voit combien la faune a été importunée ces vingt dernières années, sauf que ce n’est pas par les quelques autochtones restants. L’exploration minière se poursuit à un rythme effréné et on peut maintenant acquérir des diamants venant de l’intérieur de la soi-disant réserve animalière. Mis en vente pour la première fois aux alentours de la Saint-Valentin, ces gages d’amour jouent un rôle décisif dans la destruction des derniers chasseurs bushmen d’Afrique. En mars, le général Khama a accueilli la deuxième conférence mondiale sur le commercer illégal d’espèces sauvages — un consortium qui regroupe les principales organisations de protection de la nature dans le monde, dont le WWF et CI. Cet aréopage de défenseurs de l’environnement, qui violent systématiquement la loi dans le traitement qu’ils réservent aux peuples autochtones, a été présidé par un homme coupable de chercher à éradiquer les chasseurs bushmen. La première réunion de ce type s’était tenue à Londres sous la houlette des princes William et Harry, revenus la veille d’une chasse en Espagne. Il y a deux ans, au sud-ouest de la mine de diamants de la réserve de gibier du Kalahari central, une autre communauté bushman allait se faire expulser de ses terres alors qu’elle avait eu l’audace de rester là où CI avait voulu établir un nouveau “corridor de faune”. CI obéissait apparemment à de bons principes, dont celui de consulter les habitants. Survival lui demanda donc comment elle avait mené sa consultation auprès des Bushmen de Ranyane tout au long de sa longue et onéreuse étude. Bien que le village ne fût qu’à quatre heures de route de la ville la plus proche, CI dut reconnaître qu’elle n’avait jamais cherché à entreprendre de consultation.