Genesis, la nouvelle exposition de Sebastião Salgado
par Joanna Eede de Survival
Dans la Péninsule de Yamal en Sibérie, une femme nenets agenouillée sur le sol découpe la glace à l’aide d’une hache. Un chien de traîneau se tient à coté d’elle; devant eux, jusqu’à l’horizon lointain, l’immense étendue de neige gelée par le vent ne se distingue pas du ciel lourd et bas.
Les Nenets sont des éleveurs de rennes nomades; cette femme a été photographiée durant la transhumance, depuis les mélèzes de la taiga méridionale jusqu’aux vastes étendues du nord qui bordent la mer de Kara. Les Nenets vivent dans cette région depuis plus de mille ans, accompagnant leurs rennes sur ces routes très anciennes qui s’entrecroisent sur le pergélisol, brisant la surface gelée pour atteindre l’eau et se nourrissant de viande de renne bouillie, de saumon blanc et de canneberge.
Cette image est tirée de ‘Genesis’, une nouvelle exposition du photographe brésilien Sebastião Salgado, qui sera présentée à la Maison européenne de la photographie à Paris du 25 septembre 2013 au 5 janvier 2014. ‘Genesis’ est l’aboutissement de huit années de travail durant lesquelles, comme l’explique le catalogue de l’exposition, Salgado a photographié dans une trentaine de pays ‘ces régions vastes et lointaines où, intacte et silencieuse, la nature règne encore dans toute sa majesté’.
Les splendides images de la nature sauvage de Salgado montrent tour à tour des pingouins manchots glissant sur un iceberg; le vol des albatros en larges cercles au dessus de leur colonie dans les îles Malouines; l’amusant clin d’œil d’un gélada; une vague arrosant la queue d’une baleine tel un rideau de perles de verre et un babouin solitaire traversant les dunes de sable de Namibie.
L’exposition présente également des paysages à couper le souffle, bibliques dans leur grandeur : des nappes de brouillard se formant sur une rivière de Zambie; des chaînes de montagnes aux arêtes déchiquetées surgissant d’un champ de glace en Patagonie; la majesté d’un iceberg d’une blancheur étincelante dérivant lentement dans la mer de Weddell; une horde de zèbres vue du ciel soulevant des nuages de poussière dans leur galop à travers la plaine; des centaines de caïmans dans l’obscurité de la nuit brésilienne dont les yeux apparaissent comme des lucioles. Une photo cocasse prise depuis une jeep en Zambie, montre Salgado fuyant à toutes jambes pour échapper à un éléphant mâle en train de le charger.
Les peuples autochtones sont bien sûr à l’honneur dans cette exposition. On peut y voir un chasseur bushman faisant tournoyer des petits brins d’épineux pour allumer le feu; des membres de la tribu des Dinka avec leurs troupeaux de bovins à longues cornes ou des femmes mursi de la vallée inférieure de la rivière Omo en Ethiopie.
La profondeur du lien qui existe entre les peuples autochtones et leur environnement apparaît très clairement dans les photos de Salgado. Que ce soit dans les portraits d’Indiens waura du Haut Xingu, au Brésil, pêchant dans une rivière disparaissant dans la brume ou d’un Mentawai grimpant à un arbre sur un fond de palmiers géants et de lianes grimpantes ou encore des femmes yali de Papouasie occidentale portant des paniers tissés en fibres d’orchidées, cette intimité avec la nature est évidente. Tous ces environnements distincts ont non seulement permis la survie de ces peuples durant des siècles, mais ont contribué à façonner leur pensée, leurs langues et leur identité collective. ‘Sur cette terre, nous nous sentons chez nous, nous connaissons tout d’elle’, dit une femme akawaio du Guyana.
Ce n’est pas une surprise si 80% des zones les plus riches en biodiversité du monde sont les territoires de communautés autochtones qui, au fil des siècles, ont élaboré des méthodes ingénieuses pour répondre à leurs besoins tout en maintenant l’équilibre écologique de leur environnement.
Dans le discours qu’il a prononcé lors de l’inauguration de l’exposition ‘Genesis’ à Londres, l’ex-président brésilien Lula da Silva a déclaré : ‘Ceux qui connaissent son travail vont voir ici des photographies qui racontent vraiment une histoire’. Ces histoires inspirent l’émerveillement, exaltent notre imagination en nous rappelant que nous vivons dans un monde resplendissant de beauté. Faire naître de fortes émotions grâce à la puissance de l’art est un processus très précieux, surtout s’il agit comme catalyseur du changement de la conscience des êtres humains, et tout particulièrement si les politiques mises en place pour protéger les peuples vulnérables, les espèces et l’environnement sont le fruit de ces réactions.
Mais il existe un envers du décor accablant pour ces tribus représentées dans les images de Salgado. Il nous donne à voir ce que nous risquons de perdre si nous galvaudons la diversité humaine, si les espèces disparaissent et si la nature est continuellement avilie. Comme il l’a dit dans une interview : ‘Nous vivons aujourd’hui sur une planète qui peut mourir. Notre existence même est en danger’. Malheureusement, au vu de ses photos, il n’est pas possible de dire quels sont les peuples autochtones qui ont déjà tout perdu – leurs familles, leurs foyers, la santé et le bonheur – ou si la survie d’un grand nombre de peuples est menacée depuis bien longtemps. Il n’y a par exemple plus que cinq survivants de la tribu akuntsu au Brésil, après le massacre de leur groupe par les hommes de main de propriétaires terriens. Tragiquement, certains peuples ont complètement disparu : durant tout le XXe siècle, une tribu brésilienne a disparu en moyenne chaque année.
On ne peut pas deviner sur les photos des femmes mursi portant un labret dans la lèvre inférieure que leur avenir ainsi que celui des nombreuses autres tribus qui vivent le long de la vallée inférieure de l’Omo en Ethiopie est en péril. Les tribus de cette région, historiquement importante, ont toujours dépendu de la rivière pour assurer leur survie; mais un important barrage hydroélectrique actuellement en construction va bloquer la partie sud-ouest de la rivière, mettant ainsi fin au cycle naturel des crues, privant les tribus du précieux limon déposé sur les berges de la rivière par le long retrait des eaux. ‘Il n’y a plus ni chant ni danse maintenant le long de la rivière Omo’, déplore un Mursi, ‘Les gens ont trop faim. Les enfant restent silencieux. Si les crues de l’Omo disparaissent, nous mourrons’.
Les Zo’é, qui sont l’un des groupes les plus isolés du Brésil, ont vécu pendant des milliers d’années dans une région de forêts luxuriantes de la partie nord-ouest du pays. Ces dernières années, des chercheurs d’or et des missionnaires ont régulièrement envahi leur terre. Ils ont néanmoins continué à vivre selon leurs coutumes, mais ils sont extrêmement vulnérables aux maladies transmises par les gens de l’extérieur qui accaparent périodiquement leur territoire.
Comme les Zo’é et les Mursi, les Bushmen d’Afrique australe ne sont pas seulement un peuple vulnérable, mais aussi le peuple le plus victimisé dans l’histoire de cette région. Ils étaient des chasseurs-cueilleurs depuis des millénaires, mais lorsqu’on a découvert d’importants gisements de diamants sur leurs terres ancestrales dans la Réserve du Kalahari central, nombre d’entre eux ont été contraints d’abandonner leurs terres et leurs foyers. Ils ont été déportés dans des camps de relocalisation hors de la réserve, où prostitution, dépression, alcoolisme et sida – des problèmes sociaux qu’ils n’avaient jamais rencontrés – sont désormais monnaie courante. ‘Je ne veux pas de cette vie’, nous a confié un Bushman gana. ‘Ils nous ont d’abord rendus indigents en nous prenant nos vies et ensuite ils disent que nous ne valons rien parce que nous sommes indigents’. Les Bushmen se préparent aujourd’hui à engager un nouveau procès pour obtenir le droit de vivre en paix sur leurs propres terres. La terre qu’ils connaissent si bien, la terre qui fait partie intégrante de leur identité en tant que peuple. ‘Nous sommes faits comme le sable’, dit l’un d’entre eux. ‘Cet endroit est la terre du père du père de mon père’.
Il est donc important que dans l’appréciation des histoires extraordinaires que Salgado raconte visuellement, nous puissions aussi avoir accès à des informations sur leur situation : celles par exemple sur les territoires autochtones dévastés par la déforestation ou l’extraction minière par des gouvernements ou des compagnies qui ne s’intéressent qu’aux ressources qui se trouvent sous leurs territoires, aux arbres qui s’y épanouissent et à l’or qui gît dans leurs rivières; celles aussi sur le fait que les peuples autochtones sont rarement consultés sur les projets qui affectent leurs terres et qu’ils en sont souvent expulsés au nom du ‘progrès’; celles aussi qui rappellent que depuis les années 1960, environ 100 000 Papous ont été tués par les autorités indonésiennes ou bien que la désintégration sociale, les maladies chroniques, le suicide et l’espérance de vie réduite sont quelques-unes des conséquences des tentatives d’assimilation par la force des peuples autochtones à la société dominante.
La disparition des peuples autochtones du monde n’est pas une fatalité. Ils ne sont pas des sociétés condamnées, destinées à disparaître naturellement. Il existe des solutions, et ces solutions se trouvent dans la reconnaissance de deux droits fondamentaux : le droit à l’autodétermination et le droit à la terre. Depuis plus de 40 ans, Survival International a connu de nombreux succès dans son combat pour faire respecter ces droits.
Mais c’est seulement en étant conscient de la situation des peuples autochtones – en considérant aussi bien la triste réalité que la beauté de leurs cultures comme celle que Salgado a fixée en images – que leur histoire peut se comprendre dans son intégralité.