Qui défend les aires protégées et pourquoi ?

© Fiore Longo/Survival

Par Stephen Corry

 

Une version de cet article publiée sur le site du CETRI peut être consulté ici.

Apparemment, tout le monde se laisse convaincre par le projet de l’industrie de la conservation de la nature qui vise à doubler les aires protégées (AP) dans le monde. Celles-ci devraient couvrir 30 % (voire 50 % ?) de la planète. Ce pourcentage est arbitraire ; le fait est que ces aires protégées sont censées être la solution à la majorité des grandes problématiques, à savoir la perte de la biodiversité, le changement climatique et maintenant même – croyez-le ou non – la COVID-19 !

Ce serait formidable, non ? Tout le monde s’accorde à dire que ces problèmes constituent nos priorités, après tout – par « tout le monde », j’entends tous ceux qui ne souffrent pas de la faim ou ne sont pas victimes de bombardements ou de coups de feu. Or, c’est un énorme mensonge de prétendre que les AP sont la réponse à tous ces défis. Les aires protégées ne résoudront rien. Bien sûr, à force de proférer et de répéter un gros mensonge, les gens finiront par y croire.

Ce qui est tragique quand on prône de fausses solutions, c’est qu’on détourne l’attention de celles qui pourraient réellement résoudre le problème. Mais dans le cas qui nous intéresse, les conséquences sont encore pires.


Perte de la biodiversité


Penchons-nous sur chacun des problèmes que les aires protégées sont censées résoudre. La perte de la biodiversité devrait être le plus évident. Après tout, si on clôturait une grande surface de terre et qu’on y stoppait toute activité humaine, il finirait certainement par y avoir plus de biodiversité qu’au départ, n’est-ce pas ?

Ce raisonnement présente trois grandes failles. Premièrement, la « nature sauvage » est le produit de l’imagination des Européens. C’est un mythe qui, pendant plus de deux mille ans, a opposé la « civilisation » à la « nature sauvage », c’est-à-dire les terres situées hors de l’Empire (romain) peuplées de barbares nomades hostiles. Ce sont les territoires que les Romains ont cherché à « apprivoiser », principalement parce qu’ils voulaient les ressources qui s’y trouvaient (des esclaves, du sel, de l’étain et bien d’autres). À présent, nous disons vouloir laisser les territoires à leur état « sauvage », mais en réalité, on cherche encore à profiter de leurs ressources, qu’il s’agisse du tourisme, de l’exploitation forestière, des plantations et même de l’exploitation minière – autant d’activités accueillies par les aires protégées.

Les territoires ne sont pas sauvages. Les humains ont modifié le paysage quasiment partout dès le début de leur – notre – existence. Pourquoi pas ? Puisque nous sommes l’espèce la plus intelligente sur Terre, pourquoi ne modifierions-nous pas la faune et la flore pour satisfaire nos besoins, comme le font tant d’autres espèces ?

Les humains ont défriché la terre par le feu et modifié l’équilibre de la faune par la chasse. Ils ont également déplacé des plantes à l’échelle intercontinentale et domestiqué des animaux (le chien étant le premier dont nous ayons connaissance), et ce des dizaines de milliers d’années avant ce que nous appelons aujourd’hui l’« agriculture ». C’est lorsque la culture et l’élevage ont prévalu sur la chasse et la cueillette (d’ailleurs, oubliez l’histoire de la « découverte » de l’agriculture au Moyen-Orient racontée par les Européens) que les transformations de la nature se sont accélérées. Les éleveurs ont créé de nouvelles plaines, leurs troupeaux ont déplacé des graines sur de vastes étendues, ce qui a permis la conquête de nouveaux espaces. Les humains ont modifié des plantes pour produire des centaines de cultivars, qui n’auraient pas survécu sans l’intervention humaine. On peut citer le terrassement intensif des collines, l’agriculture sur brûlis, la chasse sélective (du castor par exemple) et la transformation des cours d’eau comme d’autres exemples de pratiques humaines.

Les dernières recherches indiquent que les grandes aires « sauvages » sur Terre – l’Amazonie, les plaines africaines, les jungles indiennes, etc. – sont des créations humaines façonnées sur des milliers d’années. Bien sûr, ce fait n’a pas été reconnu par les colons européens et ne l’est toujours pas dans le domaine de la conservation de la nature. Le terme « nature sauvage » est utilisé et diffusé depuis les « guerres indiennes » aux États-Unis, lorsque les Autochtones nord-américains ont été expulsés des parcs nationaux naissants – un chapitre parmi d’autres dans l’histoire de leur domination et de « l’apprivoisement » de l’Ouest. Le racisme qui était un élément clé dans l’élaboration du discours sur la conservation de la nature à cette époque est toujours présent aujourd’hui, bien qu’il soit plus discret.

Deuxièmement, peu d’éléments donnent à penser que les aires protégées sont réellement efficaces dans la protection de la biodiversité. Il est impossible de mesurer avec précision leurs effets sur la biodiversité. (Que mesure-t-on exactement ?) En revanche, des études indiquent que les terres sous gestion autochtone sont bien plus efficaces que les aires protégées. Le fait qu’environ 80% de la biodiversité se trouve en territoire autochtone est enfin en passe de devenir une évidence.

Le troisième problème est que les aires protégées peuvent en réalité entraîner une perte de biodiversité. En effet, en expulsant les peuples autochtones de leurs terres – oubliez le mensonge selon lequel ces expulsions appartiennent au passé, ce n’est pas le cas –, nous empêchons ceux qui se sont révélés être les meilleurs protecteurs de la biodiversité de faire ce qu’ils ont toujours fait avec brio. Ils sont expulsés et mis aux ordures, à terme au détriment du paysage.

Si nous voulons vraiment freiner la perte de biodiversité, la méthode éprouvée la plus rapide et la moins coûteuse serait de soutenir autant de terres autochtones que possible et de redonner aux Autochtones, dans la mesure du possible, le contrôle de celles qui leur ont été volées.


Changement climatique


Il est facile de démolir l’idée selon laquelle les AP permettraient de résoudre la crise climatique. Si facile que l’on pourrait se demander comment cette idée ridicule a même pu germer en premier lieu. Brièvement, si le monde produit le même volume de pollution qu’aujourd’hui, mais à partir de seulement 10 % de la surface de la planète (ou 5 %, ou n’importe quel autre taux), alors ce qui se passe dans les 30 % (ou n’importe quel autre pourcentage) qui sont « sous protection » n’a pas d’importance. Les répercussions sur le climat sont exactement les mêmes. Cette logique est implacable : on peut clôturer les terres, mais pas l’air.

Si la combustion des énergies fossiles est la principale cause du réchauffement climatique, alors la solution est tout aussi simple : consommons moins d’énergies fossiles et oublions les fausses solutions de « compensation » ou de « net zéro ». Il est toutefois illusoire de penser que nous atteindrons cet objectif sans réduire la consommation d’énergies fossiles des pays les plus riches, qui les utilisent largement plus que les pays les plus pauvres. Quoi qu’il en soit, nous devons commencer à corriger cette inégalité forte et croissante, et ce pour le bien de tous.

Augmenter le nombre d’aires protégées ne contribuera pas à lutter contre le changement climatique.


COVID-19


L’idée qu’un nombre plus important d’aires protégées aiderait à la prévention ou la réduction des pandémies est nouvelle. Il s’agit d’une tentative évidente d’exploiter la crise actuelle afin de promouvoir le programme de « conservation-forteresse », qui n’a aucun rapport avec l’épidémie. C’est un outil marketing cynique.

Les coronavirus ont été découverts pour la première fois par les scientifiques il y a des décennies. Comme nous le savons tous à présent, la COVID-19 (COronaVIrus Disease of 2019 en anglais) trouve son origine dans une espèce animale non humaine avant d’avoir été transmise aux humains. Nous ne savons pas encore quelle espèce est à l’origine de la maladie ; il peut s’agir de chauves-souris sauvages ou d’une autre espèce. Il y a peut-être eu un hôte intermédiaire, tel que le pangolin, que l’on peut facilement se procurer en Chine et qui, d’après certaines sources, y ferait l’objet d’élevage – mais ces informations ne sont pas confirmées non plus. Ce n’est pas surprenant : la bactérie à l’origine de la peste noire (qui aurait fait 75 à 200 millions de morts) est connue, mais sa transmission, que l’on attribue communément aux puces du rat, pourrait en réalité avoir été interhumaine. L’idée selon laquelle la COVID-19 provient du commerce d’animaux sauvages n’est pas établie et elle est probablement insignifiante.

Quoi qu’il en soit, l’humanité a sans aucun doute souffert de maladies (zoonotiques) provenant d’autres animaux depuis le début de son existence. Nous avons toujours vécu aux côtés des animaux. La grippe, qui accélère ou cause la mort de 290 000 à 650 000 personnes par an, trouve son origine dans les descendants domestiqués du coq bankiva, tels que le poulet et le canard. La rougeole, qui tue près de 140 000 personnes par an, provient de bovins domestiques.

Il existe des millions de types de virus ; ils sont partout, y compris dans notre corps. Ils mutent et sont probablement présents depuis la formation des premières cellules vivantes. Ils font partie intégrante de la vie sur Terre.

La création de nouvelles aires protégées ne pourra pas empêcher l’apparition de pandémies. Au contraire, les AP provoqueront l’effet inverse en favorisant le surpeuplement, étant donné que des personnes seront expulsées de leurs terres et devront vivre dans des bidonvilles, qui abritent déjà près d’un quart des citadins à l’échelle mondiale.


Quel type d’aires protégées pourrait contribuer à résoudre ces trois problèmes ?


Les AP telles qu’elles sont conçues actuellement ne résoudraient aucun de ces problèmes et pourraient même en aggraver certains. En revanche, on pourrait facilement imaginer une aire protégée qui contribue réellement à la protection de la biodiversité : il suffirait de protéger les droits territoriaux des peuples autochtones. Or, mis à part quelques paroles en l’air, rien n’indique qu’il s’agisse effectivement de ce que les partisans des aires protégées ont l’intention de faire.

Il existe actuellement deux types d’aires protégées. Le premier se trouve dans les zones où les populations locales sont relativement fortes en termes numérique et politique. Aucune aire protégée ne peut être créée sur ces territoires sans qu’elle soit adaptée à leurs besoins. Les parcs nationaux au Royaume-Uni, par exemple, intègrent des exploitations agricoles, voire des villages et des petites villes. Il n’est pas interdit d’entrer ou de vivre sur ces territoires. Les habitants ne sont pas expulsés, car ils ont une influence politique considérable. Le deuxième type – la conservation-forteresse – constitue la norme en Afrique et dans certaines régions d’Asie. C’est l’approche qui a été suivie pour concevoir les premiers parcs nationaux aux États-Unis. La population locale, presque toujours constituée d’habitants originels du territoire, est expulsée par la force, la contrainte ou le chantage. Les meilleurs gardiens de ces terres, autrefois autosuffisants et dont l’empreinte carbone est la plus faible, se retrouvent sans terres, sans ressources et viennent accroître le surpeuplement urbain.

Rien ne laisse penser que le nouveau projet visant à doubler les aires protégées soit différent. Ses partisans envisagent toujours de préserver la « nature sauvage », en Afrique ou en Asie, précisément sur des territoires où vivent des peuples autochtones, où la conservation-forteresse est belle et bien en place et où des personnes sont expulsées de leurs terres au moment même où j’écris cet article (cf. bassin du Congo, réserves de tigres en Inde).


Qui soutient les aires protégées et pourquoi ?


L’extension des aires protégées est vivement encouragée par des ONG de protection de l’environnement, des gouvernements et des entreprises. Ces ONG veulent autant de soutien financier que possible pour maintenir leur domination sur une surface grandissante de la planète, qu’elles considèrent menacée par les populations locales. Les gouvernements détestent les personnes autosuffisantes qui sont difficiles à soumettre aux impôts et à contrôler et qui ont tendance à se montrer sceptiques lorsque l’État prétend passer outre la communauté. Les entreprises cherchent à conquérir de nouveaux consommateurs et à extraire plus de matières premières, qui proviennent souvent de la « nature sauvage ». Elles ont besoin d’espaces qui leur permettent d’affirmer qu’elles « compensent » les émissions de dioxyde de carbone et d’écoblanchir leur image autant que possible.

Le résultat : des milliards d’euros provenant de la poche des contribuables sont versés en vue de la création et de la préservation des aires protégées dans lesquelles les droits humains sont constamment violés et où personne ne veille à les faire respecter. La plupart de ces projets sont menés par des ONG, des entreprises privées qui engendrent des bénéfices, ou les deux. Ils sont établis en collaboration avec les filières de l’exploitation forestière, des industries extractives, de la chasse aux trophées, des concessions touristiques et de l’agroalimentaire. Ils s’emparent des terres qui ont longtemps permis aux populations locales de subvenir à leurs besoins et les remodèlent de manière à contribuer aux bénéfices de quelques acteurs extérieurs. Dans certaines régions, on peut clairement constater, par exemple, l’existence de concessions minières à l’intérieur même d’aires protégées. Les ONG de protection de la nature sont, du moins en partie, contrôlées par les patrons d’entreprises qui siègent à leurs conseils d’administration, s’associent avec elles et les financent, alors pourquoi s’attendre à autre chose ?

Le concept de la « conservation-forteresse », selon lequel les aires protégées protègeraient les terres de la voracité inacceptable de la population locale, est un mythe colonial. C’est un conte de fée nuisible à l’environnement, ancré dans des idées racistes et écofascistes qui établissent quelles personnes ont de la valeur et lesquelles n’en ont pas, ces dernières devant par conséquent être expulsées et paupérisées, voire pire. Bon nombre d’écologistes en sont conscients, mais ils ne s’expriment pas, par peur de nuire à leur carrière ou d’être poursuivis en justice.

En privant les populations rurales de leurs modes de vie largement autosuffisants (chasse, élevage, cueillette, culture de leurs propres aliments et médicaments) et en les forçant à entrer dans l’économie monétaire au niveau le plus misérable de l’échelle, l’augmentation du nombre d’aires protégées entraînera en réalité une plus grande perte de biodiversité, aggravera le changement climatique et augmentera le risque de pandémies – exactement l’inverse de ce qui est affirmé. Si les partisans de la « conservation-forteresse » gagnent leur bataille, ce qui en résultera sera une plus grande pauvreté et la faim pour des millions de personnes. Les peuples autochtones et les communautés locales ne supporteront sûrement pas cela et seront poussés, dans certains endroits, à reprendre leurs terres par la force. Cela sonnera le glas de ces aires protégées pour toujours.

Rien de tout cela ne signifie que les partisans de la conservation-forteresse et des aires protégées sont nombreux à ne pas croire à leur grand mensonge : ils y croient. Ils s’y accrochent comme à un article de foi aussi fermement que le ferait n’importe quel fanatique. Au final, c’est un désastre aussi pour eux, puisque leur travail se révélera finalement inefficace et contre-productif. Mais la tragédie infligée en cours de route aux peuples et à la nature qu’ils endommagent est bien plus grave. Si nous nous soucions de la biodiversité et du changement climatique, il ne faut pas les laisser l’emporter. La biodiversité dépend de la diversité humaine. Voilà la clé qui doit être rapidement intégrée dans une idéologie de conservation de la nature conçue pour l’avenir, notre planète et toute l’humanité.

 

 

 

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